Dossier Masculin - Féminin : comment prouver qu’une différence est « innée »

par Nicolas Gauvrit - SPS n° 309, juillet 2014

 

Certaines personnes considèrent qu’en ce qui concerne la psychologie, toute différence moyenne entre hommes et femmes résulte d’un effet de la culture sexiste dans laquelle nous baignons. La plupart des psychologues, des chercheurs en neurosciences ou en génétique comportementale arrivent à une conclusion plus nuancée : pour eux, si la culture a évidemment un effet, elle n’explique pas tout. Même si le terme « inné » est excessif et inadéquat (Ramus 2012), les différences observées sont souvent en partie attribuables à des facteurs génétiques ou biologiques précoces (notamment les hormones in utero). Mais quelles études permettent d’aboutir à une telle conclusion ? Comment peut-on justifier que des différences ne sont pas seulement l’effet des préjugés et de la culture ? Plusieurs types d’arguments ont été avancés. Nous en présentons quatre ici, parmi les plus représentatifs.

Les autres primates

Si les différences que nous constatons chez les humains se retrouvent également chez d’autres animaux, et plus spécialement chez les plus proches de nous (les singes), cela constitue un argument en faveur de l’idée que ces différences ne sont pas uniquement créées de toutes pièces par la culture.

Or, dans un certain nombre de cas, de telles similarités ont été démontrées. Un exemple frappant est celui des préférences pour des jouets considérés comme « masculins » ou « féminins ». En 2002, Alexander et Hines ont relevé le temps passé par de jeunes singes avec différents types de jouets. Ils mesurent que la proportion de temps passé à jouer avec une balle ou une petite voiture est plus importante chez les mâles que chez les femelles. À l’inverse, les femelles jouent plus avec les poupées que les mâles. Pour d’autres jouets (un livre en mousse par exemple), il n’y a pas de différence. La structure semble donc similaire à celle qu’on trouve  chez les enfants humains, même si dans le cas des singes, les écarts sont moins nets – ce qui suggère que la culture a peut-être un effet amplificateur sur une différence innée. Cette étude a été répliquée avec des résultats identiques par Hassett, Siebert et Wallen (2008).

Les chercheurs pensent que ce tableau de préférences découle d’une plus grande attirance des mâles pour les jeux physiques (les singes courent après la balle ou la voiture) et un plus grand intérêt des femelles pour les stimuli sociaux (les singes prennent les poupées dans leurs bras). Dans d’autres domaines également, on a parfois trouvé des dimorphismes sexuels chez les singes similaires à ceux observés chez les humains. C’est le cas pour certaines tâches spatiales (Lacreuse et al., 1999) ou l’agressivité (Pellegrini et Archer, 2005) par exemple.

 

 

 

Stéréotype ne veut pas dire faux ou irrationnel

L’effet dévastateur des stéréotypes de genre est souvent évoqué par les tenants de l’hypothèse socio-constructiviste pour montrer comment des idées que nous avons sur les rôles des hommes et des femmes peuvent influencer nos compétences ou nos choix de vie. Si nous pensons tous que les hommes sont « faits pour » les sciences et que les femmes sont « faites pour » les lettres, ces idées reçues ne peuvent-elles pas pousser les filles, même excellentes en science, à choisir une filière qu’elles pensent plus « féminine » ?

Cette influence des stéréotypes de genre a été démontrée expérimentalement et ne fait aucun doute. Un des processus par lequel ils opèrent est ce qu’on appelle la « menace du stéréotype ». Des filles à qui l’on donne une tâche de géométrie auront souvent un résultat plus faible si on leur dit qu’il s’agit de mathématiques que si on leur dit qu’il s’agit de dessin, car elles se croient par nature faibles en mathématiques et que cela influence leurs performances.

Il y a cependant souvent un hiatus concernant la notion de stéréotype : un stéréotype est une caractéristique que nous attribuons à un groupe (« les hommes sont agressifs », « les filles sont bonnes en lettres », etc.) Du fait que le mot est connoté négativement, on imagine souvent qu’un stéréotype est nécessairement incorrect, mais ce n’est pas le cas statistiquement. Bien au contraire, la psychologie montre que nos intuitions sont généralement proches des réalités statistiques. Vous pensez que les hommes sont plus portés sur la chose que les femmes, et en particulier qu’ils sont plus susceptibles de se masturber ? C’est un stéréotype, mais il est parfaitement justifié (avec une taille d’effet de 0.53 — voir page 26) comme le montrent Jennifer Petersen et Janet Hyde dans un article de 2010.

Faut-il alors en conclure que l’effet des stéréotypes est simplement l’expression de la raison ? Pas vraiment, car nous avons tendance à appliquer les stéréotypes à toute personne appartenant à un groupe donné. Ainsi, il est vrai que les hommes se masturbent plus que les femmes. Pour autant, si l’on sélectionne un homme au hasard et une femme au hasard, la probabilité que l’homme se masturbe plus fréquemment que la femme est "seulement" de 67 %. Le stéréotype est bien souvent une croyance statistiquement rationnelle qui, parce qu’il est appliqué à des cas particuliers, débouche fréquemment sur des erreurs. Une des conséquences prévisibles de ces erreurs est l’accroissement des différences entre les groupes. Si les hommes sont en moyenne plus agressifs que les femmes, nous le remarquons et cela devient un stéréotype de genre. À cause de ce stéréotype, nous poussons les garçons à être plus dominateurs que les filles, ce qui accroît la différence initiale...

Référence : Petersen, J. L., & Hyde, J. S. (2010). A meta-analytic review of research on gender differences in sexuality, 1993-2007. Psychological bulletin, 136(1), 21.

Les études interculturelles

Si la culture était le seul déterminant des différences sexuées, alors il devrait y avoir des variations entre les cultures, dans un sens prévisible. Plus précisément, dans les cultures où les stéréotypes de genre sont les moins marqués (Finlande, Norvège), on devrait aussi avoir moins d’écart entre hommes et femmes que dans celles où les stéréotypes sont plus importants (Iran, Pakistan).

Or, ce n’est pas ce qu’on observe. Schmitt et ses collègues ont par exemple confirmé en 2008 dans une étude portant sur 55 cultures différentes que la personnalité des hommes et des femmes diffère de la même manière dans toutes les cultures, mais avec des différences plus marquées dans les pays les plus égalitaires.

En 2010, Lippa publiait une phénoménale étude portant sur 200 000 personnes réparties dans 53 pays. Il avait notamment demandé aux personnes interrogées le métier qu’elles aimeraient exercer dans l’absolu. Lippa montre qu’il y a une importante différence entre les choix des femmes et des hommes, mais surtout que ces préférences sont presque insensibles à la culture, et sans lien évident avec le niveau d’égalité dans le pays. Cela suggère que si l’informatique est plus un métier masculin et la psychologie un métier féminin, ce n’est pas uniquement à cause des stéréotypes de genre et de la discrimination sexiste.

Les différences précoces

Si les différences sexuées sont uniquement apprises des parents et de l’environnement social, elles devraient apparaître tardivement ou du moins lentement. Des chercheurs ont donc tenté de découvrir si des différences précoces existaient.

Des différences concernant des tâches spatiales ont été mises en évidence chez des enfants de 4 ans et demi (Levin et al., 1999). Une méta-analyse de Archer (2004) conclut que les garçons sont plus agressifs que les filles dès trois ou quatre ans. Une autre conclut que dès la petite enfance les garçons sont plus turbulents que les filles (Campbell et al., 1999).

À trois ou quatre ans, on est déjà imprégné de la culture environnante, et les psychologues ont donc traqué des différences encore plus précoces. En 2000, Connellan et ses collègues affirment avoir démontré une différence en fonction du sexe chez des nourrissons de 24 heures : lorsqu’un nouveau-né est face à un mobile abstrait et un visage, il montre en moyenne une préférence pour le visage (objectivée par la proportion de temps passé à regarder le visage) plus marquée si c’est une fille. L’expérience de Connellan seule ne serait pas décisive, parce que la méthodologie est imparfaite et qu’il s’agit d’une étude isolée. Néanmoins, plusieurs expériences ultérieures (Lutchmaya & Baron-Cohen, 2002 ; Bayliss et al., 2005 ; Velandia et al., 2012) vont dans le même sens, et alimentent la théorie selon laquelle il existe dès la naissance un dimorphisme sexuel concernant les préférences et les comportements sociaux. Des différences précoces (dès 3-5 mois) ont également été mises en évidence dans les capacités de rotation mentale (Quinn & Liben, Moore & Johnson, 2008), alors qu’aucune différence d’expérience plausible entre nourrissons garçons et filles ne peut expliquer un tel effet.

La biologie

Selon la théorie du tout culturel, les différences biologiques irréfutables (comme le fait que les hommes ont en moyenne plus de testostérone que les femmes) sont sans effet sur les comportements et la psychologie. Si au contraire on met en évidence un lien entre le taux de testostérone, par exemple, et certains comportements, cela accréditera l’idée qu’il y a quelque chose d’irréductible à un effet de l’environnement social.

La testostérone est liée chez le rat à des comportements agressifs. Chez l’humain, il n’y a pas de preuve absolue d’un tel lien. Cependant, la testostérone a des effets bien documentés ailleurs, notamment sur le désir sexuel. Les patchs à la testostérone sont par exemple recommandés pour « traiter » des femmes qui, après la ménopause, n’ont plus de libido. Ces patchs augmentent plus le désir et le plaisir sexuels qu’un placebo (Buster et al. ; 2005, Braunstein et al., 2005 ; Simon et al., 2005).

Le taux de testostérone du fœtus permet même, selon toute une série de travaux, de prédire des comportements sociaux chez les enfants de un an (Lutchmaya et al. 2002), les traits autistiques (Auyeung et al., 2009) ou la préférence pour des jouets genrés (Hines, 2006). La cohorte d’enfants qui ont été suivis de 1973 à 1982 dans la Stanford Longitudinal Study a également mis en évidence une corrélation négative entre le taux de testostérone prénatal et la timidité dans l’enfance (Cohen-Bendahan, 2005).

Ces résultats ne sont certes pas aussi spectaculaires qu’on le dit parfois : Les liens restent toujours moyens ou faibles, et la norme est la similarité entre les sexes plus que la dissemblance. Néanmoins, ils indiquent clairement que derrière des différences créées ou amplifiées par la culture se cachent parfois des différences biologiques précoces.

 

 

 

Références

Alexander, G. M., & Hines, M. (2002). Sex differences in response to children’s toys in nonhuman primates (Cercopithecus aethiops sabaeus). Evolution and Human Behavior, 23(6), 467-479.
Archer, J. (2004). Sex differences in aggression in real-world settings : A meta-analytic review. Review of general Psychology, 8(4), 291.
Auyeung, B., Baron-Cohen, S., Ashwin, E., Knickmeyer, R., Taylor, K., & Hackett, G. (2009). Fetal testosterone and autistic traits. British Journal of Psychology, 100(1), 1-22.
Bayliss, A. P., Pellegrino, G. D., & Tipper, S. P. (2005). Sex differences in eye gaze and symbolic cueing of attention. The Quarterly Journal of Experimental Psychology, 58(4), 631-650.
Braunstein, G. D., Sundwall, D. A., Katz, M., Shifren, J. L., Buster, J. E., Simon, J. A.,... & Watts, N. B. (2005). Safety and efficacy of a testosterone patch for the treatment of hypoactive sexual desire disorder in surgically menopausal women : a randomized, placebo-controlled trial. Archives of Internal Medicine, 165(14), 1582-1589.
Buster, J. E., Kingsberg, S. A., Aguirre, O., Brown, C., Breaux, J. G., Buch, A.,... & Casson, P. (2005). Testosterone patch for low sexual desire in surgically menopausal women : a randomized trial. Obstetrics & Gynecology, 105(5, Part 1), 944-952.
Campbell, D. W., & Eaton, W. O. (1999). Sex differences in the activity level of infants. Infant and Child Development, 8(1), 1-17.
Cohen-Bendahan, C. C., van de Beek, C., & Berenbaum, S. A. (2005). Prenatal sex hormone effects on child and adult sextyped behavior : methods and findings. Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 29(2), 353-384.
Connellan, J., Baron-Cohen, S., Wheelwright, S., Batki, A., & Ahluwalia, J. (2000). Sex differences in human neonatal social perception. Infant Behavior and Development, 23(1), 113-118.
Hassett, J. M., Siebert, E. R., & Wallen, K. (2008). Sex differences in rhesus monkey toy preferences parallel those of children. Hormones and Behavior, 54(3), 359-364.
Hines, M. (2006). Prenatal testosterone and gender-related behaviour. European Journal of Endocrinology, 155(suppl 1), S115-S121.
Lacreuse, A., Herndon, J. G., Killiany, R. J., Rosene, D. L., & Moss, M. B. (1999). Spatial cognition in rhesus monkeys : Male superiority declines with age. Hormones and Behavior, 36(1), 70-76.
Levine, S. C., Huttenlocher, J., Taylor, A., & Langrock, A. (1999). Early sex differences in spatial skill. Developmental psychology, 35(4), 940.
Lippa, R. A. (2010). Sex differences in personality traits and gender-related occupational preferences across 53 nations : Testing evolutionary and social-environmental theories. Archives of sexual behavior, 39(3), 619-636.
Lutchmaya, S., & Baron-Cohen, S. (2002). Human sex differences in social and non-social looking preferences, at 12 months of age. Infant Behavior and Development, 25(3), 319-325.
Lutchmaya, S., Baron-Cohen, S., & Raggatt, P. (2002). Foetal testosterone and eye contact in 12-month-old human infants. Infant Behavior and Development, 25(3), 327-335.
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Simon, J., Braunstein, G., Nachtigall, L., Utian, W., Katz, M., Miller, S.,... & Davis, S. (2005). Testosterone patch increases sexual activity and desire in surgically menopausal women with hypoactive sexual desire disorder. Journal of Clinical Endocrinology & Metabolism, 90(9), 5226-5233.
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