Toutefois, une première distinction s’impose : cette notion est utilisée quand la participation féminine reste limitée (mais sa progression constitue un changement notable) et lorsqu’elle s’accroît au point que les hommes, à leur tour, deviennent minoritaires. Les ingénieurs et cadres techniques d’entreprise qui comptent 13% de femmes en 1994 (6,4% en 1982) (INSEE, 1995) s’opposent à cet égard aux professeurs de lycée dont le taux de féminisation est passé de 27% en 1930 à 58% en 1965 (Chapoulie, 1987). Autre exemple, qui montre bien que l’accès des femmes à une fonction s’effectue selon des modalités diverses, celui de la magistrature. En effet, la mixité du corps est autorisée par la loi à partir de 1946 seulement, mais les effectifs féminins augmentent rapidement et dans des proportions considérables : les femmes représentent la moitié des magistrats au seuil de l’an 2000, contre 6% en 1959 (Bodiguel, 1992).
Pourtant, la récurrence de la corrélation établie entre “féminisation” et “dévalorisation” d’une profession, contraste avec l’hétérogénéité des domaines concernés. On tire la sonnette d’alarme à propos de l’enseignement, où la légitimité des femmes est proclamée dès la fin du XIXe siècle (Cacouault, 1999) et des professions libérales dont la féminisation suit un rythme plus lent, avec de fortes disparités selon la “famille” de professions. En 1995, 20% des généralistes sont des femmes, 12% des vétérinaires ou des architectes, 41% des avocats (Kaminske, 1995). Tout se passe comme si la dépréciation des métiers féminins (secrétaire, infirmière, assistante sociale) (Perrot, 1987), s’étendait à des activités au statut plus élevé dont les femmes ont été d’abord exclues, où elles ont longtemps fait figure d’exceptions ou de minorité spécifique en raison des diplômes exigés et des freins institutionnels.
3
Ainsi dans les années cinquante et soixante, des prises de position émanant d’associations professionnelles ou d’organismes officiels oscillent entre la déploration et la résignation. Le Substitut général de la Cour d’appel de Paris invoque en 1955 la nature des femmes d’une part (elles “sont inaptes à exercer nos fonctions d’autorité”), l’action délétère qu’elles ne manqueront pas d’avoir, d’autre part, sur l’image du corps judiciaire empreinte de sérieux et de gravité?[2] Quant à la Commission de l’Education nationale, elle arrête sa position dans un rapport préparatoire au VIe Plan : “la nécessité de la qualité du recrutement, compte tenu du nombre des candidats des deux sexes, a conduit la Commission à admettre une féminisation accrue”?[3.
L’ambivalence est d’autant plus forte que le titre le plus élevé, celui d’agrégé, est obtenu par une majorité de femmes?[4].
Des analyses d’historiens ou de sociologues viennent corroborer les craintes des collègues masculins et de ceux qui contrôlent les procédures d’accès à une position exigeant des titres universitaires. Pour Antoine Prost, la féminisation du secondaire “témoigne d’un statut social diminué” et “de la mutation du métier qui apparaît comme un métier parmi d’autres, et non plus comme une vocation supérieure à laquelle se consacraient des intellectuels désintéressés”. L’historien a cependant montré dans un chapitre antérieur que les professeurs hommes n’étaient que des “demi-bourgeois”, des boursiers plus souvent que des héritiers.
Dans le même esprit, les analyses de Pierre Bourdieu induisent l’idée que la capacité d’une profession à résister au déclassement se mesure à son pouvoir d’endiguer le flot des candidatures féminines. Il met en exergue le cas des professions libérales qui “au prix d’une politique délibérée de numerus clausus, ont pu limiter l’accroissement numérique et la féminisation”?.
http://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2001-1-page-91.html