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Dans Le Nouvel Observateur - Le mélange des genres

par Nicolas Gauvrit et Franck Ramus

This is a fine example of the moralistic fallacy : it would be so nice if the idea were true that we should all believe that it is1       Steven Pinker

Dans son numéro du 6 mars 2014, le Nouvel Observateur propose à ses lecteurs un dossier de 12 pages intitulé « Hommes-Femmes. Ce que dit la science. » L’hebdomadaire prétend y présenter les faits et les connaissances scientifiques sur les différences entre femmes et hommes avec objectivité, loin des mythes et idées reçues.

La raison d’être de ce dossier qui fait suite aux remous ayant agité la France depuis l’épisode du « mariage pour tous » est bien compréhensible. On a en effet entendu dernièrement s’exprimer des idées contraires à l’idéal d’égalité que nous défendons. Les recherches sur le genre ont été parodiées et les féministes parfois montrés du doigt et présentés comme des obscurantistes.

Il existe encore aujourd’hui des discriminations sexistes qu’il faut combattre, des stéréotypes vivaces débouchant sur des inégalités de traitement intolérables. Si le dossier du Nouvel Observateur s’était clairement positionné dans le domaine éthique et politique, envisageant des méthodes pour réduire les discriminations sexistes, comme le fait Najat Vallaud-Belkacem2 (page 87), nous n’aurions pu que nous en réjouir.

Inconvénient des mélanges

Malheureusement, ce n’est pas l’approche qui a été retenue. Au contraire, le parti pris est clairement, notamment dans le premier article, d’invoquer à tout bout de champ la science pour défendre une opinion politique… et lorsque la science n’est pas assez bienveillante pour conclure comme on le souhaiterait, on lui fait dire le contraire de ce qu’elle dit. Le Nouvel Observateur affirme que les travaux scientifiques ne montrent aucune différence psychologique notable entre sexes (sauf celles venant de la culture). Certes, de tels résultats seraient bien pratiques pour discréditer à peu de frais le sexisme ambiant et on peut comprendre que certains souhaitent qu’ils soient vrais. Mais le sont-ils pour autant ?

L’attitude consistant à convoquer la science dans ce débat éthique est d’abord inutile, car la morale ne repose pas sur la science : quelles que soient les conclusions des chercheurs sur les différences moyennes entre femmes et hommes, elles ne pourront en aucun cas justifier moralement la discrimination. Le principe moral qui nous interdit la discrimination n’a rien à voir avoir une indifférenciation de fait supposée entre les sexes.

Inutile, ce parti pris est même dangereux, comme l’explique Steven Pinker3. Si nous suivons le raisonnement qui semble parfois guider le Nouvel Observateur et selon lequel la discrimination est injustifiable parce qu’il n’existerait en fait pas de différence entre les sexes, notre posture morale devient dépendante d’un état des connaissances4. « Apportez-moi des preuves qu’hommes et femmes diffèrent par nature, et j’arrêterai de réclamer un égal traitement pour les unes et les autres » semblent nous susurrer certains intervenants du dossier…

Contradictions et raccourcis

Le dossier du Nouvel Observateur nous fournit des rappels utiles qu’il est bon de garder en tête. L’histoire de l’image de la femme au cours du siècle dernier nous effare aujourd’hui malgré sa proximité temporelle. Cela nous pousse à réfléchir à l’image actuelle de la femme. L’existence de stéréotypes et les effets indésirables qu’ils peuvent provoquer sont également importants à rappeler.

Hélas ! À côté de ces salvatrices considérations, des auteurs guidés par leurs convictions foncent parfois tête baissée, oubliant toute rigueur journalistique et parfois même la simple cohérence, pour affirmer des absurdités ou caricaturer la science. En voici un exemple : on lit page 78 que

Ce qui a le plus d’influence sur les performances d’un candidat à une épreuve, c’est ce qu’on lui dit auparavant sur ses chances de réussite, en fonction de son sexe par exemple.

Oui, vous avez bien lu et la phrase n’est pas tronquée : votre niveau réel aurait moins d’effet sur votre note que ce qu’on vous dit avant l’épreuve concernant la réussite habituelle des gens de votre sexe ! L’effondrement des résultats français aux évaluations internationales de type PISA a désormais une solution simple : il suffit d’affirmer aux élèves qu’ils réussiront car ils sont dans le bon groupe (et espérer que les autres pays n’y pensent pas).

En réalité, un effet de « menace de stéréotype »5 a bien été prouvé expérimentalement, mais il reste évidemment inférieur à celui des compétences réelles des candidats. Pour fixer les idées : la menace de stéréotype sur la performance équivaut à environ deux à trois mois de scolarité à la fin de l’école élémentaire. Autrement dit, le fait de dire au mois d’avril à un élève moyen de CM2 qu’il ratera probablement son test de mathématiques risque de rabaisser sa performance à celle qu’il aurait eue en janvier. Il s’agit, selon les critères des sciences humaines, d’un effet faible quoique certainement pas négligeable6.

Nature et Science, c’est gentillet

 

L’auteure du premier article du dossier s’attaque ensuite aux plus grandes revues scientifiques internationales. Celles-ci, en particulier les très prestigieuses revues Science et Nature, ont en effet publié des dizaines d’articles concluant à un dimorphisme sexuel humain irréductible à un effet culturel, ce qui n’est pas pour convenir à la journaliste. Celle-ci cherche donc auprès d’Odile Fillod, blogueuse connue pour son point de vue socioconstructiviste (selon lequel toute différence psychologique entre femmes et hommes est un effet de l’environnement), un argument qui discréditerait ces journaux. Fillod lui explique alors que même d’aussi illustres périodiques peuvent contenir de mauvais articles — ce qui est vrai de toutes les revues et reste heureusement exceptionnel. Pourtant, cela ne suffit pas à la journaliste, qui déforme les propos de Fillod7 pour les rendre plus frappants, sans se rendre compte qu’ils en deviennent ridicules :

Même des revues aussi sérieuses que « Nature » ou « Science », dit-elle, publient des articles amusants mais qui ne sont pas soumis au jugement critique des autres scientifiques. (p. 79)

Les articles, même s’ils sont parfois de mauvaise qualité, ont bien été relus attentivement par des experts internationaux avant acceptation. Le crible de l’expertise est même particulièrement sévère dans ces revues, qui affichent des taux de rejet parmi les plus élevés.

La journaliste affirme ensuite « l’impuissance de la science à trouver des différences tangibles ». Ces déclarations sont tout simplement sidérantes. Le magistral ouvrage de Diane Halpern édité en 20118 cite par exemple plusieurs centaines d’articles scientifiques publiés dans des revues à comité de lecture montrant des différences entre femmes et hommes difficilement attribuables à la culture seule. La chercheuse précise dans l’introduction de son livre qu’elle a été contrainte à une sélection drastique du fait de l’abondance d’articles scientifiques. Elle n’a, explique-t-elle, considéré que des articles de haute tenue et corroborés par des publications indépendantes.

En réalité, les scientifiques ont depuis bien longtemps identifié des différences psychologiques, certes légères et seulement valables en moyenne9, mais formellement établies, entre femmes et hommes. Même la neurobiologiste Lise Eliot, citée dans le dossier du Nouvel Observateur à l’appui de l’idée de l’impuissance de la science à trouver une quelconque différence, l’admet très clairement ailleurs10 — tout en précisant fort justement que ces disparités sont souvent surestimées dans le public.

 

L’ignorance est pavée de bonnes intentions

Encore une fois, l’intention de ceux qui ont bâti ce dossier est probablement généreuse. La science est quelquefois dévoyée, caricaturée pour asseoir des positions sexistes, ce à quoi il faut réagir. Ceux qui interviennent au nom de la science pour dénoncer les exagérations, rappeler que les différences entre sexes mises en évidence par les scientifiques sont souvent plus faibles qu’on ne le croit sont dans leur rôle.

Pour autant on ne peut pas cautionner le remplacement d’une idée fausse par une autre idée fausse, fût-elle plus propice à répandre des comportements éthiques. C’est la vérité que nous voulons, pas une fable édifiante.

Un dossier paraîtra prochainement dans Science et pseudo-sciences, où la question posée sous forme rhétorique par le Nouvel Observateur sera considérée avec objectivité.

1 « C’est un bel exemple de sophisme moral : ce serait tellement bien si c’était vrai, que nous devrions tous croire que ça l’est. »

2 La ministre indique qu’elle compte lutter contre le sexisme dès l’école, sans pour autant prétendre que garçons et filles sont par nature indiscernables. « En luttant pour l’égalité, on ne prône pas l’indistinction », précise-t-elle.

3 Pinker, S. (2005). The blank slate. Southern Utah University.

4 Le même problème se pose pour le racisme : voir L’humanité au pluriel - La génétique et la question des races.

5 Lorsqu’on dit à des filles, avant une épreuve de mathématiques, qu’elles vont probablement échouer car les filles sont généralement moins bonnes que les garçons à ce type d’examen, leurs performances baissent. C’est un exemple de menace de stéréotype.

6 Nguyen, H. H. D. & Ryan, A. M. (2008). Does stereotype threat affect test performance of minorities and women ? A meta-analysis of experimental evidence. Journal of Applied Psychology, 93(6), 1314.

7 Voir le rectificatif de Fillod : http://allodoxia.blog.lemonde.fr/ap...

8 Halpern, D. F. (2011). Sex differences in cognitive abilities. Psychology press.

9 Il est par exemple vrai que les hommes sont plus grands que les femmes en moyenne, mais cela ne veut pas dire que toute femme et plus petite que tout homme.

10 Eliot, L. (2011). The trouble with sex differences. Neuron, 72(6), 895-898.